Compas de route - Pour une psychanalyse scientifique (X)

Fernando de Amorim
Paris, le 29 octobre 2023

Il s’avère impossible de mordre le Réel. C’est lui qui écrase, gentiment et à chaque instant de sa vie biologique, l’être. Le reste – les discussions dans les immeubles, les désaccords politiques, intellectuels – c’est un artifice inventé par le Moi, avec la bénédiction de l’être pour que ce dernier ne soit pas responsable du désir qu’il a comme devoir éthique de construire.

Il faut songer à l’effort que fait l’être entre 1 et 2 mois quand, allongé au sol sur le tapis du salon, entouré de ses jouets, il lutte pour lever sa tête, puis se mettre debout, pour enfin marcher avec une canne, tordu par ce poids constant qui l’entoure, jusqu’à ce qu’il retourne au sol pour ne plus se relever. Personne ne touche, ne voit, ne sent le Réel, et pourtant il est là à chaque instant de l’être vivant humain (Cf. ma hiérarchie de l’être au sujet ci-dessous) :

être – être vivant – être humain – être survivant – être qui vivote – être qui vit – être parlant – être castré… (sans psychanalyse)
                                              …être barré – sujet – sujet barré (avec psychanalyse)

La science veut accéder, toucher, mordre le Réel. La tromperie est telle qu’une formule a été inventé : le Réel de la science. Il ne s’agit pas du Réel de la science mais d’une interprétation du Réel par le Moi des scientifiques. Les analystes tombent dans le même panneau quand ils évoquent le Réel de la clinique. Cette grande crédulité dans le discours ne leur permet pas de se rendre compte qu’ils se font piéger.

Et pourtant, avec l’Autre barré, il est possible d’éviter ce genre de leurre intellectuel. L’Autre barré a une barre il est donc aussi soumis à la défaillance propre à l’être humain de n’avoir rien pour tenir longtemps la tête haute. Tout est traversé d’une barre, d’un rien, d’une perte, d’un manque chez l’être humain. Et tout est fait pour ne pas reconnaître une telle pauvreté. C’est la fonction du Moi et de son produit, l’Imaginaire.



Il y a une difficulté logique dans le fait que Lacan ne pousse pas ses élèves à une visée scientifique de la psychanalyse. Premièrement, et c’est mon côté amoureux, l’homme ne pouvait pas tout faire. Ce qu’il a laissé comme héritage est amplement suffisant. Deuxièmement, il n’était pas possible pour lui de proposer une psychanalyse scientifique puisque, pour le faire, il lui aurait fallu qu’il continue sa propre psychanalyse. C’est grâce à l'abandon de sa psychanalyse personnelle que j’ai pu comprendre l’importance de la psychanalyse personnelle du psychanalyste.

Popper n’était pas sensible à la science n'étant pas lui-même scientifique. L’épistémologue est comme le journaliste scientifique : il y a une limite à son appréhension de ce qu’est la science, de même les commentateurs de la psychanalyse : ils commentent sans savoir ce qu’ils disent. D’autres arrivent au seuil d’une psychanalyse et, en voyant le désir qu’il faut pour y aller davantage, encore, inventent des trucs à côtés – position d’analyste, psychodrame psychanalytique, place de psychiatre-psychanalyste – sans jamais témoigner pour de vrai de ce qui fait une psychanalyse, le nom du bateau qui sert à traverser l’océan qu’habite l’être et que Freud avait appelé Inconscient.



Une copine dit à sa camarade : « ton époux est resté derrière toi. Tu as fait une psychanalyse et lui pensait qu’il pouvait vivre avec toi sans payer le prix ! ». Elle se fait belle, travaille, aime et lui fume comme un pompier, boit comme un trou, abandonne ses slips avec des traces de merde sous le lit, a une haleine de chacal… et se révolte que sa dame ne soit pas excitée à la vue de son gros bide.

Une psychanalyse transforme les êtres qui désirent devenir sujes. De toute évidence tous les êtres ne visent pas autre chose que survivre, vivoter ou tout simplement vivre. Je constate que quelques-unes, surtout les femmes, envisagent une destinée, voire une existence. J’avais reconnu comme caractéristique propre au sujet la construction d’une position féminine quand il construit sa responsabilité de conduire sa destinée (position de sujet), ou quand il désire construire son existence en devenant psychanalyste (position de sujet barré).



Quand Poincaré met en évidence l’éphémère d’une théorie scientifique, il indique, me semble-t-il, que l’explication du Réel donnée par le scientifique – l’autre nom de théorie – porte dans son cœur une courte durée de vie. L’être du scientifique construit une théorie dont il sait qu’elle ne durera pas. Pour quelle raison la fait-il ? Par désir, sa manière à lui de danser avec le manque qui l’habite.

Le Moi du scientifique invente des théories pour gonfler son Moi. Le même processus se trouve chez le praticien en médecine, psychiatrie, chirurgie ou en psychanalyse.



Une psychanalyse ne peut pas suivre une ligne droite, ou sphérique, ou carrée. Il me semble que la meilleure référence pour la représenter est la navigation maritime. L’important dans une psychanalyse est que l’être arrive à bon port – la sortie de psychanalyse dans la névrose et la psychose – ou à un bon mouillage – la sortie de psychanalyse dans la perversion –, et qu’il devienne sujet. Si tel est le cas, la psychanalyse donne ses preuves de scientificité car, pour traverser un océan, que ce soit l’Atlantique comme Colomb ou le Pacifique comme Magellan et surtout El Cano, il faut de la rigueur dans la conduite, le respect des observations et dans l’usage des techniques. Dans l’eau comme dans l’inconscient tout bouge tout le temps. L’accalmie est signe de mort et les êtres ne viennent pas en psychanalyse pour mourir mais pour désirer avant leur fin biologique. Les êtres se suicident parce qu’il est impossible pour eux de construire leur désir.

Quelle différence entre la psychanalyse et la pratique de la psychanalyse ? La psychanalyse est le bateau que l’être construit, met à l’eau et dans lequel il rame pour accéder à bon port ou à bon mouillage. La pratique de la psychanalyse ne concerne que le psychanalysant qui rame tous les jours pour venir faire avancer sa psychanalyse en respectant les règles déclinées par le clinicien. Dans une brève précédente, j’avais signalé que de tous les analystes que j’avais rencontrés (de septembre 1981 jusqu’à aujourd’hui) aucun n’a été capable de décliner correctement ou de décliner tout simplement la règle fondamentale de la psychanalyse. Comment envisager que la psychanalyse devienne science avec de tels navigateurs ?

La pratique a rapport avec l’action, avec l’application de la méthode. Le clinicien est dans le bateau, vers la poupe, somnole comme « le chien toléré par la gérance », comme écrit le poète. Mais comme il représente aussi le navigateur, parfois il sort de sa somnolence pour observer le discours, comme un instrument nautique – compas de route – et déterminer ainsi la direction à suivre.

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